BLOODY DELINQUENT GIRL CHAINSAW de Rei Mikamoto
(13 tomes – série terminée. Editions Akata, collection “WTF?!”)
Nero, une collégienne complétement névrosée, a réduit tous ses camarades de classe en bio-zombies mutants aussi dégoûtants que dangereux et compte les utiliser afin de monter une armée pour régner sur le monde.
Tous ? Non ! Il reste Geeko, une irréductible collégienne délinquante qui erre dans les environs armée d’une très grosse tronçonneuse, bien déterminée à décimer méthodiquement tous les sbires de son ancienne camarade de classe dans l’espoir de la transformer en carpaccio….
Je me méfie toujours de ces ouvrages qui s’annoncent frontalement décalés et what-the-fuck, stickers “approuvé par Mad Movies” à l’appui etc., et honnêtement vu le pitch (A veut tuer B mais il faut décimer le reste de l’alphabet en chemin) j’avais peur de m’emmerder dès le troisième tome.
Grosse erreur : entre no-limit, violence graphique et verbale outrancière et humour complètement borderline, Bloody Delinquent Girl Chainsaw respecte sa promesse et nous livre plus, bien plus que ce que l’on est venu chercher.
La surenchère permanente de situations folles et d’ennemis tous plus fracassés les uns que les autres devient un élément de narration à part entière et l’on se demande à chaque page quelle monstruosité le cerveau malade et le trait fin et toujours inquiétant de Rei Mikamoto vont bien nous révéler la page suivante. S’il devait y avoir une adaptation BD du jeu DOOM, la voilà toute trouvée, la série respectant scrupuleusement la structure d’un Shoot’em up ou Hack’n’Slash type Diablo : ennemis toujours plus forts, plus fous et plus compliqués à abattre avec en parallèle du nouvel équipement et de nouvelles techniques pour nos héroïnes. Je ne vais pas faire la liste de tous les personnages et de toutes leurs “fonctionnalités” afin de ne pas gâcher la surprise, mais c’est du délire complet.
Passé le côté too-much, Bloody Delinquent, série exclusivement composée de femmes, est bien plus nuancée qu’il n’y parait, et si Mikamoto s’attarde avec délicatesse sur l’histoire de chacune d’elle à tour de rôle, méchantes compris, c’est pour dresser un constat aussi noir que les yeux de sa mystérieuse héroïne Geeko : la quasi totalité des personnages féminins, de manière différente, ont eu à subir des violences, la plupart du temps masculines. On trouvait déjà cette obsession concernant la masculinité toxique (et l’enfance maltraitée) dans l’une de ses autres excellentes séries, antérieure : Reiko the Zombie Shop.
Cet état de fait dramatique atteint son apogée avec deux personnages, l’un très secondaire et d’une grande tristesse, une enfant mutante, qui, parvenant à s’introduire dans le corps d’un homme baraqué et bénéficiant ainsi de sa force physique, n’a qu’une hâte : faire subir à tous ceux qui passent par là la maltraitance qu’elle-même subit depuis sa naissance. L’autre, bien plus important, Sayuri Bakutani, emblématique et fascinante mutante mi-femme, mi-arme à feu (…), dont l’entrejambe dissimule un lance-missile (le symbole à le mérite d’être clair) et dont les yeux à jamais cachés par sa frange sont comme une marque de la honte d’avoir été violée par trois salopards. Positive spoil : un œil timide fait son apparition entre les mèches de cheveux à la fin…
Mais si les principales femmes de la série ont toutes surmonté ces violences – et c’est surtout là qu’apparaît le féminisme acharné du titre, bien plus que dans le simple fait de doter une femme d’une bien phallique tronçonneuse (qui éjacule des lames !) (vive le japon !) – ce n’est pas par vengeance ou amertume qu’elles se battent aujourd’hui, mais bien car elles refusent d’être passives et sont plus que jamais décidées à sauver leur peau contre vents et marées, celles de leurs amies et tenter de faire renaître une forme de bonheur dans un monde devenu dément.
A vrai dire, elles sont tellement remontées comme des coucous qu’elles ne s’en tiennent pas là, et si la violence n’est pas nécessaire, c’est par l’écoute, l’empathie et la considération qu’elles parviennent à neutraliser la haine de certaines ennemies pour les rallier à leur cause. Au cœur d’une série dont l’extrême violence et la cruauté sont reines, la simplicité de ce rappel a quelque chose de vital et bouleversant. Le long passage de la prison pour femmes, hommage direct et véritable déclaration d’amour à la Meiko Kaji de La Femme Scorpion est éloquent (il contient en plus une hilarante parodie de Sailor Moon). Seule humaine dans une prison remplie des mutantes qu’elle a elle-même fait enfermer, il ne faudra pas longtemps à Geeko pour retourner le centre de détention comme une crêpe et se créer une armée d’amies loyales. On comprend alors que son but premier n’est pas simplement de dézinguer des monstres mais de savoir qui (et où) sont ses semblables, peu importe à quoi elles ressemblent.
Au milieu de cet ouragan girlpower jubilatoire, comme tout bon mangaka polisson, Mikamoto ne peut bien sûr pas s’empêcher de dessiner quelques scènes de détentes thermales typiquement nipponnes, tout comme il ne résiste pas à révéler des bouts de culottes ici et là en pleine scènes de combats, mais cela ne l’empêche pas non plus de poser un regard d’une surprenante élégance sur la sexualité de son héroïne.
Mais bref, c’est par une sororité et une loyauté sans failles les unes envers les autres que les femmes avancent et font front dans Bloody Delinquent Girl Chainsaw, et l’on se rend compte bien vite que la véritable alliée de la sanglante délinquante Geeko n’est finalement pas sa tronçonneuse mais sa bienveillance infinie pour ses sœurs d’armes, de cœur et de sang, quel que soit leur camp.
Une bienveillance fédératrice qui mettra un terme à la solitude et au mutisme qui semblait la définir dans les premiers tomes.
STRAVAGANZA, la reine au casque de fer d’Akihito Tomi
(7 tomes – série terminée. Editions Casterman, collection Sakka)
Auroria, royaume situé aux confins du monde, est entouré de murs gigantesques protégeant les humains des attaques et dangers extérieurs. Claria est une aventurière débrouillarde, citoyenne de Mitera, – la capitale du royaume – qui a l’habitude d’aller explorer à ses risques et périls les territoires au-delà des murs, pourtant dangereux. Ce que les citoyens de Mitera ignorent, c’est que Claria est en réalité leur souveraine, la Reine Viviane, dont personne ou presque ne connaît le visage car elle apparaît toujours en public coiffée d’un heaume qui ne laisse rien voir de ses traits…
Mais le temps de l’insouciance et des excursions est sur le point de s’achever de manière brutale et cruelle. Un immense péril menace Auroria, et si la jeune femme entend sauver son peuple de l’horreur qui l’attend, elle devra se révéler reine en temps de guerre ! Son caractère bien trempé, son sens aigu de la justice et ses talents d’escrimeuse suffiront-ils ? La quête commence !
Aaah, Stravaganza… Le choc Stravaganza ! La classe Stravaganza ! L’énigme Stravaganza !
J’ai découvert le monde du manga récemment et malgré une mise à jour mastoc en peu de temps, rien, pour l’instant, n’a égalé la sidération et l’implication ressenties lors de la lecture de Stravaganza ! La dernière fois que c’est arrivé, c’était lors de mes onze lectures du Seigneur des Anneaux , ado, il y a… gloups… 25 ans.
Stravaganza – La Reine au Casque de Fer, c’est de la pure héroïc-fantasy épique, pleine de souffle et de fureur, de larmes de deuils et de cris de joies. Un scénario lu 1000 fois (“Une menace : que faire ?”), mais dans lequel Akihito Tomi plante une seringue si pleine d’huile essentielle de Tolkienus Polissonnus qu’il livre un récit palpitant, brutal, mystérieux et intemporel, tantôt burlesque, souvent coquin mais toujours pétri des ingrédients de médiéval fantastique chers à nos cœurs de Gollum 2.0 : alliances entre royaumes, complots, périples semés d’embûches, bestiaire fantastique, embuscades, évasions, passages secrets, sièges de châteaux-forts, scènes de guerres titanesques… Le cocktail parfait qui laisse rêveur, puis qui blase pas mal lorsqu’on surprend Tomi dans les pages de la revue Atom avouer que la fantasy est un genre qui ne le stimule pas plus que ça.
Euh, hein ?! La vache, qu’est-ce que ça serait s’il était stimulé… !
Mais bref, concernant cette fameuse Reine au casque de fer, Akihito Tomi à beau la dénuder souvent pour tout un tas de raisons idiotes et rigolotes, le respect qu’il a pour elle est ahurissant. Quelle considération, quelle bienveillance il a pour cette Reine Viviane désarmée, dépassée mais qui parvient toujours à puiser un fond de courage au fond de ses peines pour avancer un peu plus, espérer un peu plus. Et il lui en faut du courage et de l’espoir, car bon sang qu’elle en bave ! Effet boomerang d’un tel amour de la part de son auteur, comment ne pas tomber amoureux à notre tour de cette reine aristo-guerrière dont le heaume, page après page, deuil après deuil, comprime et étouffe toujours un peu plus le cœur ?
Un heaume que l’auteur fétichise tellement qu’il parvient même à y insuffler des émotions ! Vous vous souvenez à la fin du Retour du Jedi, lorsque Vador assiste, impuissant, à la mise à mort de Luke par Palpatine à coups d’éclairs ? Vous voyez ce zoom très lent sur son casque ? On est persuadé d’y lire voire d’y ressentir sa souffrance, ses regrets, la prise de conscience de ses erreurs… et pourtant ce n’est qu’un casque.
C’est la même chose dans Stravaganza. Selon les cases, selon les angles ou les situations, le lecteur LIT dans le casque les émotions de Viviane, c’est incroyable.
Quant à la technique graphique d’Akihito Tomi , son trait proprement époustouflant de la première à la dernière case, que dire si ce n’est qu’une suite de superlatifs ?
Tout, dans son travail pour Stravaganza est à tomber par terre : son sens du dynamisme, des cadrages, découpages, mise en page, sa prise en compte des corps et de leurs poids, de leur densité et de leur énergie, sa précision à couper le souffle (il a été architecte 10 ans avant de se lancer dans le manga) qu’il s’agisse de retranscrire des mouvements, des expressions ou des émotions, même les plus nuancées… Sur certaines pages, les personnages semblent bouger sous nos yeux, littéralement. La plupart des scènes de combats – et elles sont aussi nombreuses que brutales – Tomi nous les raconte davantage qu’il ne les dessine. Il y insuffle une véritable théâtralité, elles sont comme dialoguées, comme une sorte de partition de la fureur.
Lorsque les Sépoïennes, impériales et élégantes géantes qui s’occupent de guerroyer pendant que leurs homologues masculins grassouillets restent à la maison (clairement les plus fascinantes du manga, en plus de répondre aux penchants macrophiles du quidam, notamment lors d’une incroyable scène de combat à l’épée SUR le corps d’une géante qu’il ne faut pas réveiller (extraits plus bas). A ce propos, les paraphilies “de niche” sont légion dans Stravaganza : macrophilie, viragophilie, furries, fessée, mazophilie, aquaphilie, dimension érotique de l’uniforme et même androsexualité, sapiosexualité, travestissement et futanari dans une certaine mesure… et tout ça avec l’air de ne pas y toucher bien sûr) lorsque les Sépoïennes donc, écrasent – que dis-je écrasent, PULPENT des ennemis à l’aide de leurs Mjöll-Greipr, d’énormes masses cylindriques en acier qu’elles s’enfilent sur les bras, on se sent comme qui dirait broyé, fracassé, pulvérisé sous la puissance des coups.
Et pour finir, la plume ! La qualité d’écriture de TOUS les protagonistes (en particulier Reine Viviane bien sûr, qui rappelle d’ailleurs souvent la torturée Lady Oscar), l’harmonie et de la complémentarité texte/bulles/dessins (même si c’est une traduction, mais on sent qu’elle est sérieuse), l’articulation Shakespearienne des différents drames que connaissent chacun des personnages de ce monde en train de sombrer dans le chaos, drames toujours ponctués de cet humour typiquement japonais qui surgit toujours de nulle part lorsqu’on s’y attends le moins, comme une petite bouffée d’air avant de replonger en apnée dans les profondeurs d’Auroria, royaume autrefois chatoyant aujourd’hui à l’agonie…
Vous l’aurez compris, Stravaganza – La Reine au casque de fer est une immense gifle, de celles dont on ne réalise la force que longtemps après, lorsqu’on se rend compte quinze jours plus tard que notre joue est toujours bien gonflée… En seulement six tomes (+ un septième contenant des historiettes amusantes indépendantes de l’histoire) à la gloire d’une héroïne totalement libre qui dirige une cohorte d’hommes, une héroïne royale à l’écoute de son peuple et dont la joie de vivre et la tolérance n’ont d’égal que la fureur, Akihito Tomi, plus qu’un manga, livre tranquillement une sorte d’Apocalypse Now de la fantasy dessinée.
La fantasy, un genre qui – rappelons-le – ne le stimule pourtant “pas plus que ça”…